Tête en patchwork

Le monde est fou, et surtout rapide. Elle est trop encline à la contemplation, à la rêverie, pour en goûter le rythme échevelé. Parfois, une heure s’écoule sans lui laisser la moindre idée de ce qu’elle en a fait. Elle pense, voilà tout. Non à quelque projet pratique immédiat – si encore !

Elle pense au monde, au rythme, aux dégradés du regard et aux regards qui se dégradent, à la nécessité que certains perdurent, elle pense que tout s’exacerbe la nuit, que ça se bouscule dans sa petite tête de privilégiée qui a trop peu de vrais problèmes pour ne pas s’octroyer le luxe d’en expérimenter de faux, elle se demande ce qu’est un vrai problème au juste, qui a déposé un brevet sur sa définition.

Elle pense à ce que serait devenue Emma Bovary si elle n’avait pas épousé Charles, à ce qu’elle répondrait si Valmont l’invitait à dîner, décline des légions de conditionnels improbables et improductifs – c’est pire encore si cette pause-pensée s’effectue entre deux pages d’un livre, car alors elle se mêle de deviner les aspirations les plus secrètes de chaque personnage.

Elle pense aux esquisses de tout ce qu’elle ne veut pas être, de ce qu’elle ne sera jamais, de ce qu’elle est sans le savoir, elle pense à la gratitude infinie qu’elle porte aux êtres qui enchantent sa route, regarde danser ses pieds ou ses mains, c’est selon, elle nourrit des fantasmes secrets, analyse jusqu’à satiété des mots, des gestes, des impressions.

Elle pense De grâce, messieurs dames aux têtes bien rangées, laissez-nous, nous autres cerveaux éclatés en questionnement perpétuel, laissez-nous affronter nos angoisses sans chercher à nous en faire honte.

Elle pense Amour à vous, êtres sensibles, craintifs, écorchés d’un jour ou d’une vie, mélancoliques, nostalgiques, héritiers de bestioles bourdonnantes, de peines confuses, d’anxiétés diffuses, amour à vous que je ne comprends pas toujours, à vos batailles qui m’échappent.

Elle pense Si vous n’avez pas de solution, juste, fermez votre gueule, rangez votre tu-sais-qu’il-y-a-des-enfants-qui-meurent-de faim-dans-le-monde. Parce que, tenez-vous bien, on le sait, et on aimerait bien qu’il n’y en ait pas, mais ça n’y change rien – quand le cœur veut chialer, il chiale, même sans raison consacrée, sans deuil – ou peut-être justement que si, que toujours, le deuil de quelque chose, l’impossibilité de mettre un doigt précis sur ce quelque chose.

Elle pense Donnez-moi l’indulgence, ô Saint Graal si proche, si proche qu’il me tantalise, donnez-moi l’indulgence qui me visite mais jamais longuement, et voilà que je claque des portes, que je tape du pied, que je me barricade de fureurs infantiles, que j’ai l’égocentrisme rancunier. Elle pense qu’elle voudrait tout comprendre et tout savoir, tout explorer des méandres, des orties, des soieries de l’intérieur des crânes, et ainsi, peut-être, chérir la terre entière, même dans les chemins de défiance et de haine.

Elle pense qu’elle triche, qu’il est hideux de tricher lorsque l’on écrit, de feindre de poser ses tripes sur la table, d’en garder la moitié pour son usage personnel.

Et elle émerge de son errance foisonnante, comme l’on s’éveille d’un songe, tantôt à regret, tantôt avec une recrudescence d’espoir et d’énergie.

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