Marécage

Il n’aurait pas dû la gifler. Bien qu’il ait peur de la perdre. Bien qu’elle comprenne – elle aussi, a peur souvent. Elle craint qu’il ne se lasse d’elle et de sa morosité qui grimpe comme du lierre. Ses sourires flottent, distendus, des arcs tracés d’une main malhabile. Il est ironique, vraiment, qu’il lui reproche d’avoir souri. Et si c’était vrai, encore. S’il était vrai qu’elle ait souri à cet homme – dont déjà les traits lui échappent, si elle les a seulement regardés – alors peut-être pourrait-elle se défendre, apaiser le trouble de celui qu’elle aime. Mais elle n’a pas souri, elle en est certaine. Elle se hissait sur la pointe des pieds pour atteindre un bocal de haricots verts (elle pensait, ce soir, au dîner, avec de la viande, il aime la viande), mais trop petite encore, soufflait, le bras tendu. Et l’inconnu serviable, tenez mademoiselle, a-t-il dit. D’humain à humain, sans ambiguïté. Ou peut-être se leurre-t-elle, peut-être est-elle tendancieuse malgré elle, peut-être est-elle si délabrée qu’elle ne distingue plus le bien du mal.

Il y a trop de questions, et il n’y a aucune bonne réponse. Elle a mis longtemps à le comprendre. Il souligne souvent que son quotient intellectuel est limité, et en effet, il est plus intelligent qu’elle – sans cela, comment pourrait-il gagner à chaque coup, la parquer dans une cage de vérités et contre-vérités, la pousser à se contredire alors même qu’elle se jurait, cette fois, de ne pas perdre le fil ? Mais il y a trop de questions (parfois, la même, trois fois, dix fois, et elle s’efforce d’y donner trois fois, dix fois, la même réponse, parce qu’en changer en cours de route est le moyen le plus sûr de prolonger l’interrogatoire, qu’elle est fatiguée et répond dans une obstination puis une lassitude mécaniques). Il a toujours suspecté en elle la menteuse en puissance. La dévêtir, l’exposer en pleine lumière, son obsession. Coupable elle est sans doute, mais ne sait plus de quoi. Qu’a-t-elle fait de lui, l’a-t-elle aimé si mal ?

Il est si plein d’insécurités. Si elle est trop fatiguée, si elle a le corps qui s’insurge (quand parfois, elle ne sait plus ce que feront ses mains, ne sait plus dissocier), il pense qu’elle a cessé de le désirer et qu’elle en désire un autre, des autres, tous les autres. Tout lui est menace. Cela doit être terriblement confus et pénible dans sa tête. Il y a longtemps que les mots ne sont plus ses alliés, qu’il ne les reçoit plus. Elle ne sait pas les choisir. Elle les aligne parfois, tout doux, la paume de la main en suspension, ouverte en direction du sol – sans brusquerie, chercher par où le prendre, flatter son encolure. Elle a donné ses jupes (sans grand tapage, elle y tenait bien moins qu’à lui et bien moins qu’au silence) quand il a émis le souhait qu’on la regarde avec respect. Il n’existe pas de preuve de bonne volonté qu’elle ne soit prête à lui offrir, pas d’ami qu’elle ne soit disposée à lui sacrifier. Elle demeure la muse de ses penchants les plus sombres.

Il suit de ses doigts sur sa peau les relents violacés de ses frustrations. Il pleut des mots hachés, des serments – plus jamais. Sa force, une chimère, tout en poings sur les tables ; elle le connait meurtri autant qu’elle et sans trace. Elle caresse ses cheveux, maternelle, engourdie, démunie et confuse. Elle voudrait remonter le temps, corriger les erreurs, enrayer la débâcle à ses prémices. Peut-être est-ce vrai cette fois, peut-être parviendra-t-elle à le retenir du bon côté, son amour à deux faces, et elle chuchote sa ferveur décroissante. Il faut poursuivre, s’acharner, sinon quoi, quel sens donner à leurs années perdues, leurs existences tuméfiées. Dis, tu le sais, que je t’aime. Elle le sait.

Il a été ouvert, tendre et rieur. Il l’est resté, en public. Elle ne s’étonne pas que les autres l’apprécient. Elle-même, à le regarder interagir avec tous ces gens qui ne sont pas elle, admire son aisance, sa répartie facile, se souvient qu’il a su la séduire et qu’elle s’est sentie reine (elle trouvait alors sa jalousie flatteuse). Il est enjoué, parle d’avenir, l’embrasse sur la joue (s’invente-t-elle ce brin de condescendance que nul ne semble remarquer ?) et les femmes l’envient de sa si belle prise, se demandent, elles aussi, ce qui chez elle a su le retenir. Elle ne ressent plus la piqûre qu’autrefois provoquait leur tendance à le frôler plus ou moins par mégarde. Ne craint plus de le perdre, parce que c’est impossible. Elle est terne, à ses côtés, tire sur ses manches longues – c’est l’été.

C’est trop loin ou trop tard. Gouffre jamais rassasié – elle s’est vidée sans le remplir. Sans leurs brefs armistices, il ne lui reste rien qu’un effroi qui s’étire. Elle a échoué et ne sait pas bien où. N’a jamais au fond été à la hauteur. Manquait de caractère. Elle connait ses nuances, sait guetter dans ses gestes, sur son visage et dans les inflexions de sa voix ses humeurs changeantes, prédit les éclats imminents (pauvre science). Pour les étrangers, elle accuse les tables, les portes, sa maladresse, force un rire gêné. Elle ne se souvient pas avoir vécu autrement qu’en fuyant son reflet. Il rentre, et elle devine à la manière dont il claque la porte que ce n’est pas encore le bon jour. Elle pousse sa valise sous le lit. Elle ne la défait plus. Peut-être, demain.

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