Marnie du quatrième

Ha, Marnie ! Comment allez-vous mon petit ? 

Natalie l’aime bien. Comme on aime bien, songe-t-elle avec un peu, juste un peu d’amertume – l’amertume, elle connaît bien ; ses nuances aussi – son animal de compagnie. Elle sait qu’elle peut s’appuyer sur elle, ce qui n’est pas négligeable compte tenu de ses responsabilités. (Celles de Natalie.) Marnie se sait fiable, compétente, ponctuelle. Pas nécessairement force de proposition, mais ce n’est pas ce qu’on lui demande. Pas non plus aussi rigoureuse qu’elle le paraît, mais assez pour le peu que l’intéressent les paperasses qu’elle traite au quotidien. 

Il est un peu curieux d’être appelée mon petit quand on approche les quarante ans et qu’on n’a rien de petit. Son bras est plus épais que la cuisse d’élégante cinquantenaire de Natalie. C’est toujours mieux que ce madame Marnie que lui sert Sara du deuxième étage et qui lui donne l’impression d’être une mère maquerelle alors qu’elle n’a pas franchement la tête de l’emploi. 

Bien merci, et vous ?

Natalie ne répond pas, elle est déjà plongée dans son courrier du matin. Pour sa défense, elle travaille beaucoup et elle y met du coeur. Ce n’est pas facile de donner des ordres à des hommes quand on est une femme, elle le répète souvent. Il faut être soignée mais pas trop sophistiquée, souriante mais pas trop familière et ainsi de suite. Natalie se contrefiche qu’on la dise trop vieille pour porter des jupes aussi courtes – ou peut-être ignore-t-elle qu’on le dit ? Pour être honnête, Marnie n’est pas la dernière à critiquer les jupes de Natalie, mais au moins est-elle consciente qu’elles l’irritent comme tout ce à quoi elle n’a pas droit, selon qui selon quoi allez savoir mais il semble établi qu’à vingt ans elle n’avait déjà pas le droit de porter de telles jupes.

Les chuchotis de couloirs arrivent souvent aux oreilles de Marnie et de sa joyeuse nature. Non, c’est vrai, Marnie est gaie, volontiers farceuse. Elle a fait rire tout le premier étage vendredi dernier en imitant le nouveau directeur général. Elle sait faire preuve d’irrévérence, ce qui amuse beaucoup les gens trop zélés qui en seraient incapables. Ils l’en blâmeront à la première occasion, mais las ! L’opinion de gens qu’elle méprise ne l’intéresse que modérément. Les faire rire en revanche, elle adore. Soudain elle existe. (Il faut être en bas de l’échelle alimentaire pour le comprendre. Natalie ne comprendrait pas, Sara du deuxième étage non plus.) 

Marnie ôte la manche gauche de sa veste, allume son ordinateur, libère son bras droit, se dirige vers la machine à café dans le couloir. Nous sommes lundi et déjà elle a oublié son week-end. Exilée comme elle l’est dans la capitale, elle l’a passé seule dans des salles obscures. Un jour elle rentrera à la maison. Peut-être Max viendra-t-il. Peut-être. Il lui faut des peut-être pour respirer, entre chaque bouchée des plats tout faits qu’elle achète en barquettes. Pas mauvais au demeurant ; le traiteur au bas de son immeuble jure ses grands dieux n’utiliser que des produits frais. Les barquettes pesées et étiquetées qu’il lui tend un soir sur deux, toujours pas de sac plastique, sûre ? Sûre, ne vaudront jamais la cuisine de sa mère, mais les petits plats de sa mère l’étouffent comme de l’amour maladroit, qui tombe toujours à côté malgré son aveuglante sincérité. 

A la machine à café, ça rigole de bon matin. Léo a posé quelques jours, il ne revient que mercredi, et ses collègues débattent de l’accueil qu’ils lui réserveront, selon la tradition, à son retour. La fois dernière, ils lui ont programmé comme écran de veille une de ses photos de vacances, astucieusement récupérée, où il apparaissait en train de mimer une danse orientale, torse nu au bord d’une rivière ardéchoise. Si bien que durant les semaines suivantes, bien qu’il ait supprimé cet écran de veille, il se trouvait toujours quelqu’un, lorsqu’il s’absentait quelques minutes, pour lui demander si son cours de danse s’était bien passé. Depuis, il a fait comme Gabriel, il a compliqué son mot de passe. La hiérarchie ferme les yeux sur ces enfantillages : elle sait bien que la pression doit s’évacuer d’une manière ou d’une autre. Team building, ils aiment bien dire, à moindre frais. Marnie boit une gorgée et suggère les yeux plissés de fausse concentration :

— Il est parti skier, non ? On pourrait mettre du coton. Plein de coton.

Son idée remporte un franc succès et lui vaut une bonne tape sur l’épaule de la part de Gabriel, et vlan. Sacrée Marnie, pas vrai ? 

— Tu t’occupes d’aller en acheter ? J’aurai pas le temps. 

Il a l’air sûr de lui et n’attend pas vraiment de réponse de sa part. Il s’est même détourné tout de suite parce que personne n’irait remettre en question qu’il n’a pas le temps : c’est qu’il a des enfants, une tendre épouse, toutes ces choses qui font très vite qu’on n’a “pas le temps”. Elle, le temps elle l’a. 

Elle y va pendant la pause déjeuner – tant pis, elle bossera sur sa planche plus tard – et revient à temps pour la conviviale galette des rois. Elle avait presque oublié que déjà, janvier. Elle n’a pas mangé deux bouchées que la porcelaine bute contre ses dents du fond. Elle sourit franchement. Elle a gagné. C’est agréable, d’être un moment le centre de l’attention. Patrick dépose la couronne dans sa masse de cheveux bruns, s’y reprend à plusieurs fois pour la faire tenir – elle a beaucoup de cheveux. Elle se prend à penser brièvement qu’il a dû faire attention aux fils blancs qu’elle découvre de plus en plus nombreux dans son miroir le matin. Mais elle est de bonne humeur, a le ventre bien rempli et après tout, elle a gagné, ça ne lui est pas arrivé assez souvent dans la vie pour qu’elle boude son plaisir. 

— Sa Majesté la reine Marnie, annonce solennellement Patrick en levant sa coupe de champagne.

Elle lève la sienne en retour, esquisse une révérence d’apparat, les yeux brillants, dérobe un instant au monde le regard de Max. Le regard de Max, le coin de sa bouche qui se relève juste à son intention, négligemment, l’air de rien. Le goût de ces plaisirs qui passent comme des frissons, qu’on goûte à pleine bouche et à pleins poumons. Toute l’éloquence du monde dans le regard qu’elle lui rend et elle se sent forte et d’attaque pour la vie. 

Natalie est de tout aussi bonne humeur, d’autant qu’il est dans l’intérêt de tout le monde que sa coupe ne désemplisse pas. Assez guillerette – osons le mot, elle est un brin pompette – pour s’exclamer :

— Oh, j’ai quelque chose qui irait parfaitement avec ! Attendez un instant mon petit.

Et la voilà qui revient quelques instants plus tard empêtrée d’une grande banderole un peu défraîchie, légèrement pailletée, de celles qui barrent les poitrines des gagnantes des concours de beauté. Miss 4ème étage, il y a marqué dessus. Marnie a déjà vu cette écharpe – le terme lui revient – pendant le pot de départ de Sophia, la stagiaire qui ponctuait toutes ses phrases d’un Tu vois ? sautillant, et que Léo, Gabriel et les autres (pas Max, jamais Max hein ?) trouvaient franchement appétissante. Visiblement, elle ne l’a pas emportée. Certaines femmes peuvent oublier ce genre de cadeau.

Elle n’est pas tout à fait à l’aise mais laisse Natalie en décorer son corps qu’elle sait incapable de supporter la comparaison. On ne dit pas non à Natalie, encore moins quand elle est ainsi surexcitée et qu’elle brandit un bâton de rouge à lèvres comme une arme de destruction massive. Et puis, c’est drôle et bon enfant : la preuve, c’est que l’assemblée applaudit lorsque sa chef recule d’un pas après avoir généreusement maquillé sa bouche qui n’en a guère l’habitude. Elle vide d’un trait le fond de sa coupe et forme de ses deux bras le V de la victoire sous le brouhaha et l’hilarité bienveillante qui se calme peu à peu, à mesure que chacun regagne son bureau respectif. Il est temps de se remettre au travail. 

Peut-être bien qu’elle est un peu chez elle après tout, songe-t-elle en se réinstallant derrière son bureau. Elle hésite à enlever l’écharpe, mais Natalie est assise juste en face, elle serait déçue. A Noël, Sara avait perdu un pari, elle a porté un serre-tête sur lequel étaient plantés des bois de renne toute la journée, elle ne s’est pas dégonflée et c’est une des raisons qui font que tout le monde l’adore. Ridicule, pas vrai madame Marnie ? Même pas. Elle était tout bonnement délicieuse. Et Marnie soupçonne qu’elle le savait parfaitement. 

Quand elle pousse la porte du bureau de Meg, peut-être une demi-heure plus tard, celle-ci se marre en levant les yeux de son écran. Elle se marre gentiment, Megan est une gentille fille gentiment ennuyeuse, elle regarde sa couronne et la banderole qui scintille sur le chemisier qui tasse ses seins, joue les suivantes de la reine. Et Marnie qui aime bien être drôle rit aussi, fait demi tour en en faisant un peu trop pour l’amuser un peu plus, pour se faire un côté miss-qui-s’y-croit. Et puis elle repart et elles se sont quand même bien marrées. 

Elle passe la porte qui se referme, et elle a un petit… Un petit quelque chose, comme un truc amer dans la bouche. Elle ne saurait pas trop mettre de mot dessus mais… Elle a moins d’entrain quand elle se rassoit et que sa main rejoint mécaniquement la souris. 

Deux trois clics plus tard, Natalie tourne l’angle du couloir, elle est déjà en retard pour sa réunion, et Marnie en profite pour sortir du tiroir du haut sa planche en cours. Elle en est plutôt contente à ce stade, elle a encore deux jours pour l’achever ; il ne faudrait pas décevoir ses  abonnés – à ce rythme, elle passera les trois mille à la fin du mois. Sa série a mieux pris qu’elle ne l’aurait cru, même si elle sait qu’elle a toujours eu un bon coup de crayon. L’adolescente dont elle dépeint le quotidien à gros traits, dont elle se moque avec une inépuisable tendresse, est devenue la meilleure copine d’un tas d’inconnus (surtout des filles, mais pas que) qui lui soumettent même des anecdotes dont elle s’empare avec gourmandise. C’est vraiment ma tranche de rigolade du mercredi, lui a écrit un fidèle de la première heure. A terme, peut-être qu’elle signera de son nom.  

C’est le moment que choisit Patrick pour passer dans le couloir. Il est au téléphone, parle un peu fort – Patrick parle toujours fort, il n’a jamais peur d’occuper l’espace – et sans cesser d’expliquer à son interlocuteur pourquoi lui, Patrick, a la solution, il accroche ses yeux des siens et étend tout son corps pour marcher bien droit avec respect (ou comme une miss qui défile, elle n’est pas bien sûre), rit et lui fait un clin d’oeil appuyé et elle pouffe à son tour, encore. Son rire s’éteint en un sourire mais c’est un peu crispé, ça va, elle n’est pas non plus la reine de la fête, elle ne l’a jamais été et ils le savent tous les deux. 

L’après-midi est plus éprouvant qu’elle ne l’aurait cru. Cette écharpe pèse une tonne de contradictions. Elle a beau garder la grande enveloppe marron contre son torse jusqu’à avoir atteint le bureau de Gabriel où elle doit l’apporter, elle surprend son regard plein de paillettes qui attend le moment où elle va laisser l’écharpe s’échapper. Il feint de ne regarder que la couronne, et quand elle se retourne un peu vite, il lui lance un goguenard Bonne journée, miss 4ème, et elle rit pour la millième fois, mais cette fois elle ne marche plus comme si – de toute façon elle n’a pas vraiment les fesses pour…

Il a cependant signé les papiers et après tout, elle était là pour cette signature. Elle doit déposer le tout chez Anne-Marie et Paulin, et allez savoir pourquoi, elle imagine un certain répit dans leur bureau un peu trop organisé, leur petit espace guindé dont ne s’échappe jamais aucun gloussement : leur porte est toujours fermée et c’est la seule de l’étage. Eux ne s’esclaffent pas franchement, mais c’est presque pire. Tenez, beauté. Elle a soudain envie de vomir. 

L’écharpe lui colle comme une seconde peau irritante. Elle voudrait se gratter, elle voudrait se réfugier dans les toilettes comme une écolière. Finalement, y a-t-il jamais une distraction de groupe qui fasse rire la totalité dudit groupe ? Ne rit-on pas presque toujours ensemble aux dépens de quelqu’un ? Comme lors de ces spectacles où l’on fait monter un spectateur sur scène et que celui-ci, plus ou moins consentant par la force des choses et le poids des regards, le visage ébloui par les lumières du plateau, devient le dindon de la farce et son évident malaise la matière même du spectacle, un bon prétexte à se bidonner. 

Son malaise leur est-il perceptible ? Est-il possible que quiconque l’ignore ? Ainsi affublée, elle se sait ridicule, étiquetée par erreur. Vendredi, riaient-ils d’elle ou avec elle ? Non, avec elle. Elle a été au collège – elle connaît bien la différence. 

Il y a un troupeau autour de la machine à café lorsqu’elle regagne son bureau, l’allégresse à bout de souffle ; courte pause, elle prend son élan pour le prochain tour de manège. Même Sara du deuxième étage est là. Ils l’accueillent, ça siffle. Marnie force ses rires, leur prête des pensées qui la cisaillent. Ô l’incongruité de cette écharpe sur son corps à elle. Bien sûr, ils pensent ô l’incongruité, ils pensent et ce sourire pointu dans un visage bouffi, bien sûr.  Est-ce sa faute, si elle n’a jamais su s’apprivoiser dans les courbes et dans les plis, si aujourd’hui son corps l’encombre encore ? Si elle n’a jamais su s’apprêter, se peindre, s’exposer ? Si les gens ne savent pas regarder et chercher plus loin que ce qui leur saute aux yeux, si la joliesse des siens semble presque gaspillée dans son visage trop plein ? Ils seraient surpris du plaisir qu’ils prendraient à caresser sa peau, à coucher sur une toile le délicat dessin de ses épaules. 

Un instant, elle croise le regard de Max, pour la seconde fois de la journée. Elle y lit de la gêne et un soupçon de pitié, rien d’autre. Le regard de Max, le coin de sa bouche qui se plisse comme une excuse. Le goût de ces sanglots qu’on n’exhale jamais, qui fondent sous la langue et s’étouffent en eux-mêmes. Bien sûr il ne peut pas la prendre dans ses bras pour la réconforter, mais dans ses yeux sombres, elle n’en devine pas même l’envie. IIs sont un peu fuyants. Il est évidemment mal à l’aise d’un jeu qu’il devine inconfortable pour elle sans toutefois mesurer à quel point. Plus tard sans doute il lui demandera comment elle va, et elle répondra ça va parce que, quoi d’autre ? Peut-être passera-t-il chez elle entre midi et deux pour une étreinte à la va-vite, et malgré tout elle demandera encore, encore une fois, Si on sortait prendre un verre plus tard ? Il éludera. Il n’aura pas ôté son alliance. Est-ce que sa femme est jolie, elle ? 

Devant lui, c’est pire que devant tous les autres. Elle donnerait son sang pour lui. Là est peut-être le problème, dans ce genre de phrases. Charlène lui a dit un jour qu’il fallait qu’elle se réveille, qu’elle avait l’air d’une adolescente dans le corps d’une vieille fille et bon sang, pourquoi ne vas-tu pas chez le coiffeur ? Parfois, elle a envie d’assommer Charlène à coups de batte et de lui rentrer jusqu’au fond de la gorge ses vérités assassines. Mais elle n’a pas assez d’amis pour se passer de Charlène. Charlène, l’assistante de Max qui sait tout et qui ne dit rien, qui ne bondit pas pour lui ôter ce ridicule accoutrement, qui lui sourit comme si tout était normal, comme si c’était une bien bonne blague et qu’elles allaient en rire tout à l’heure, en allant boire un verre peut-être : elle, voudra bien. Charlène qu’elle troquera pour des gens plus intéressants aussitôt que l’occasion lui en sera donnée, une fois rentrée à Montpellier auprès des siens. 

— Son altesse a-t-elle eu le temps de s’occuper du coton ? l’interpelle Gabriel en agitant un jeton dans sa direction pour lui proposer un café. 

— Dans la réserve, parvint-elle à répondre. (Elle secoue la tête – c’est non pour le café.)

Attirée par le bruit et la gaieté ambiante comme un papillon par la lumière, Natalie passe la tête par la porte de son bureau. Elle dégaine son téléphone portable, le braque dans leur direction. 

— Allez Marnie, un petit sourire pour la photo ?

Marnie s’exécute. Personne ne saura. Sara fait le pitre en arrière-plan ; les gens ne regarderont qu’elle. Il y a pourtant une grâce infinie dans ce sourire de sacrifiée. 

Elle gardera la couronne. C’est bien la seule qu’elle portera jamais. 

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